Posts

Formation de formateurs: Une perspective actionnelle pour le français au Monténégro


L’enseignement par les tâches répond-t-il aux besoins des enseignants de français dans les Balkans ?



Un ciel cérulescent sur une mer d’azur aux reflets turquoise dessine les contours de rochers déchirés qui se glissent en douceur sous ce voile que paraît être l’Adriatique, à ma droite. À ma gauche, ce sont les sommets enneigés des Alpes dinariques qui renvoient la lumière du soleil pour découper l’horizon.  La splendeur de la côte monténégrine est difficile à décrire. Quelques kilomètres de routes et la roche ocre et tannée, persillée de conifères odoriférants, se métamorphose en blocs superposés de granits usés, habités ça et là d’arbustes au feuillage chatoyant déjà des rougeurs multiples d’un automne qui semble pourtant encore lointain au voyageur d’Europe du Nord que je suis, tant l’air est doux et embaume la Méditerranée. Crna Gora, les Montagnes Noires, qui ont donné leur nom à ce pays.

Je ne soupçonnais pas ma chance quand j’ai été invité par l’association des professeurs de français du Monténégro, je ne soupçonnais pas le cadre dans lequel j’allais être reçu ; depuis ma chambre d’hôtel, un paysage sorti d’un film de Frederik Rossif.

L’équipe au grand complet des organisateurs et des membres de l’APFM est d’une vaillance prodigieuse. Les conditions du déploiement – ou devrais-je plutôt dire du maintien – de l’enseignement du français dans ce petit État yougoslave, indépendant depuis 2006, sont en effet particulièrement ténues. La lutte des langues y a toujours été vivace, évidemment. Autrefois à l’interface des empires austro-hongrois et ottoman, lieu d’intérêt géopolitique et de villégiature des empires napoléonien et russe également, les habitants du Monténégro ont toujours dû tantôt sourire et tantôt grogner, tantôt se soumettre et patienter afin de pouvoir, enfin, se révolter, pour que survive leur identité joyeuse, noble, indéfiniment mélancolique et, surtout, résolue à être. Qu’il est complexe, également, d’avoir en partage avec ses voisins une même langue (le serbo-croato-bosnico-monténgrain… mais pourquoi diable ne pas l’appeler tout simplement le « jezst », la langue ?) et, pourtant, de ne pas constituer le même peuple. La période yougoslave, qui avait su les rassembler sous la botte de Tito, y avait partiellement réussi. Une nostalgie de cette réussite fédérale est perceptible, mais que personne n’ose affirmer désirer revivre, car le spectre totalitaire n’inspire vraisemblablement aucune des âmes éprises de liberté que j’ai pu rencontrer à Rafajlovici.

Aujourd’hui, alors que la principale opportunité professionnelle des jeunes paraît de plus en plus se réduire soit au tourisme, soit à l’émigration, les choix faits par les responsables en terme de programme d’éducation aux langues se tournent, donc, essentiellement, vers ceux, parmi les idiomes des voisins, qui pourront permettre d’accueillir et de vendre du service, ou bien alors d’ouvrir la porte d’une émigration organisée et prometteuse d’une carrière véritable et d’une vie apaisée. Sur ce plan-là, notre voisin germanique, qui a bien conscience de son besoin d’aspirer les cerveaux bien formés des pays satellites de l’Europe et plus pauvres, ne masque pas un instant sa volonté de ratisser dès les bancs du collège. Et puis les Russes sont les plus nombreux sur les plages et dans les boîtes de nuit. Pour le français, l’image – et l’héritage – aristocratique paraît avoir de plus en plus de mal à faire son effet, la tendance du siècle étant manifestement au pragmatisme de l’urgence.

Ce n’est pas sans fierté, cependant, que les professeurs de français du Monténégro parlent de leur grand roi Nikola II, francophile engagé, qui fit venir de l’hexagone médecins et autres ingénieurs, pour faire sortir son pays du moyen âge post-ottoman et l’ouvrir au monde des échanges des biens et des idées.

C’est ainsi que, en recherche d’une manière d’enseigner plus efficace et saisie par la puissance pédagogique des propositions de l’approche neurolinguistique auxquelles elle a pu s’initier lors de notre stage de juillet 2017 à French in Normandy, une enseignante particulièrement impliquée dans l’APFM m’a invité à me joindre à leur congrès annuel avec ma panoplie usuelle de propositions pédagogiques. La thématique de ces rencontres, toutefois, avait été décidée avant même qu’on me sollicite. Suggérée par l’Insititut Français, premier collaborateur et aide précieuse aux actions de l’APFM, il s’était donc agi de faire le point sur la « perspective actionnelle ». La chose ne m’est pas étrangère, puisque je m’étais appliqué, avec toute l’équipe de l’Institut Français de Tokyo, de 2007 à 2011, à la mettre en place méthodiquement et à l’adapter au terrain d’enseignement où j’œuvrai alors (nous avions même organisé des GEP dans cette perspective, échanges et analyses de pratiques sur la base de films de classe en 2010). Mais bien sûr, près d’une dizaine d’années après son apparition et le retour de tentatives faites aux quatre coins du monde, je ne pouvais pas faire connaître le projet « d’approche actionnelle », ses théoriciens et ses concepts clés, sans amener mes stagiaires à l’envisager sous un angle critique (ce que nous avions nous-mêmes fait, avec Jean-Philippe Rousse et Gaël Crépieux, quand nous avions conçu Interactions, qui reprend tout des recommandations concernant l’approche par compétence du Conseil de l’Europe, en évitant soigneusement de l’adosser à un jargon encore à la mode, à cette époque, au moment de sa parution, et surtout, pour nous pédagogiquement flou et conceptuellement totalement praxéologique).   

J’ai fait de mon mieux pour faire comprendre l’enjeu de l’engagement d’une perspective actionnelle dans les classes, du développement du plurilinguisme et du pluriculturalisme, ce projet du Conseil de l’Europe auquel, d’ailleurs, j’adhère intégralement. Il ne pouvait de toute façon que résonner fortement aux oreilles monténégrines, où un écho des bombardements pas si lointains dans le temps sur les Républiques proches est encore perceptible. Mais je ne peux m’empêcher de me demander, après nos séances de travail, si les réflexions menées sur les « tâches » et autres « projets » de classe, leur dimension « d’agir social », « réels » ou « réalistes », correspondent comme cela le devrait aux préoccupations de terrain des enseignants qui sont, comme partout – mais peut-être avec un peu plus d’urgence ici – de donner envie aux apprenants de participer dans la classe de français, d’y venir avec la joie au ventre, de réussir à leur faire utiliser aisément notre langue française avec un phrasé adéquat et précis. J’espère donc que les flèches lancées en direction de l’approche méthodologique canadienne qui a été évoquée leur donneront l’envie d’en savoir plus et, qui sait, me donneront une nouvelle fois l’occasion de revoir les chatoiement suaves du soleil reflété par la mer Adriatique et d’écouter une nouvelle fois les voix magiques de ces magnifiques professeurs des Balkans chantant à l’unisson.



 

« Une langue proche pour aller loin » …

« Une langue proche pour aller loin », ou l’enjeu de l’interculturel que dévoilent les préoccupations linguistiques

L’azur lumineux du ciel de méditerranée, pourfendu par les fumées de l’Etna, nous rappelle qu’ici Ulysse dut trancher la tête de la Méduse à l’aube de nos civilisations. Splendeur de l’architecture arabonormande, parfois teintée de mosaïquesles preoccupations linguistiquesbyzantines, l’omniprésence des églises aurait pu être accablante si chacune d’elle n’était une pièce incomparable dans un défilé de chefs d’œuvre extraordinaires qui nous racontent mille an d’histoire de l’art. La Sicile, à la croisée des mondes grec, carthaginois, romain, puis arabe, normand, ottoman, espagnol… et il m’en manque certainement…

Quel cadre extraordinaire pour ces quatre journées de formation (Palerme, Caltanissetta, Catane, Barcellona Pozzo di Gotto) consacrées à former des formateurs à devenir à leur tour… formateurs de formateur. Bon, j’en conviens, cette espèce de périssologie est fort lourde et le premier qui l’a commise a fait preuve d’une évidente maladresse dans sa formulation ; néanmoins, c’est bien le terme consacré dans le monde de la formation, notamment, chez les profs de langue. On m’a donc demandé d’intervenir auprès de professeur d’écoles, de collèges ou de lycées de l’île du sud de l’Italie, qui auront bientôt en charge l’accompagnement d’autres enseignants qui devront, eux, introduire la langue et la culture française à des petits du primaire et aussi de maternelle.

Quand bien même j’ai eu le bonheur d’enseigner le théâtre et le kendô à des enfants, à vrai dire de tous âges, quand j’étais encore tout jeune homme, je dois avouer que j’étais assez inquiet de cette rencontre avec ces professeurs italiens, car je n’ai jamais enseigné le français langue étrangère à des petits (même si j’ai plusieurs fois accompagné quelques professeurs dans la mise en place de leurs dispositifs de classe alors qu’ils se préparaient à entreprendre des « cours enfants » en Asie). Bref, j’allais avoir affaire à des enseignants ayant nécessairement une bien plus grande expertise de ce qui serait à transmettre à leurs stagiaires, futurs professeurs de français, que moi-même. Comment aborder la chose ?

Les années passées à mettre en œuvre plusieurs actions de démarches qualité pour les Instituts Français, d’une part, ainsi que les travaux de réflexivité pédagogique menés lors des séances du module Pratique de classe pour le DUFLE Japon, d’autre part, les formations « kaizen » données en Alliance Française, enfin, m’ont cependant appris à faire formuler, par les enseignants, les objectifs, les étapes et les démarches nécessaires à l’élaboration des processus de formation adaptés à leur cadre d’action.

C’est ainsi que, avant de livrer quelques outils pratiques et, surtout, de rendre compte des parcours déjà suivi par d’autres enseignants pour réaliser des outils de formation utiles, nous avons d’abord défriché le terrain pédagogique sicilien à partir d’une maïeutique des spécificités de leurs apprenants. J’en tire deux observations remarquables, dignes, me semble-t-il, d’être livrées à la communauté des lecteurs numériques de mes méditations pédagogiques.

Tout d’abord, lorsqu’on interroge les enseignants italiens sur le ressenti de leurs élèves, ou bien des parents de leurs élèves, ceux-ci nous disent que leurs principales préoccupations par rapport à la langue française sont… la prononciation et la grammaire. La prononciation et la grammaire ? J’ai trouvé cela assez surprenant, car, de mon côté, une belle histoire d’amour, qui m’a fait passer de l’adolescence à ma vie de jeune homme, m’a permis d’apprendre la langue italienne sansque jamais je ne me questionne ni sur l’une, ni sur l’autre. Et d’ailleurs, ma petite amie de l’époque (qui est désormais, elle même aussi, professeur de langue à New York) ne me semble pas avoir exprimé la moindre difficulté quant à ces deux points quand, en parallèle, elle a appris la langue française. Prononciation ? Grammaire ? Pourquoi ces réactions ? Pourquoi ces inquiétudes linguistiques ? Je vous avoue que j’ai la réponse clairement en tête, de même que les moyens de les guérir définitivement et assez aisément. Mais je ne vous livrerai mon secret que si vous suivez une formation en neurolinguistique !

Surtout, ce dont je voudrais prendre acte aujourd’hui, c’est le fait que, quelques soient les langues, qu’elles soient considérées comme « lointaines » (comme le japonais, le swahili ou le chinois) ou qu’il s’agisse de langues dites « proches » (en l’occurrence pour nous les langues romanes, – italien, espagnol, portugais, roumain et quelques autres), ce qui achoppe, quand elles sont apprises en classe, c’est systématiquement la même chose : prononciation et grammaire. Cela révèle assez nettement que la catégorisation en « langues proches » et « langues lointaines » n’est manifestement d’aucune utilité pour les enseignants, qui sont systématiquement confrontés aux mêmes difficultés, quelles que soient les langues. Catégorisation linguistique, descriptive donc, dont on ne voit guère ce qu’on peut en tirer du point de vu pédagogique s’il s’agit de développer l’aisance dans l’échange en langue étrangère.

Dans le même temps – et c’est la seconde chose que j’ai retenu de cette première expérience sicilienne – il est bien évident qu’il y a un accès aux « langues voisines » beaucoup plus rapide, parfois même presque immédiat, tant qu’il y a une transparence dans le lexique, dans les structures, dans les manières de se comporter et les référents culturels. Cela dit, il faut rester prudent : les faux-amis sont légions dans le lexique et, quand aux codes gestuels, il s’en trouve aussi. Bien sûr, on ne peut pas décoder le sens de la tête incliné des Japonais tant qu’on n’a pas appris ce code de leur langue silencieuse, mais il serait naïf de croire que les mouvements de mains qui accompagnent les propos des Italiens ne sont que des jeux d’emphase et des appels à la connivence, – certains se trouvant être de véritables phrases à part entière qui n’ont pas d’équivalent en français.

Retenons en tout cas que les locuteurs de langues latines peuvent aisément entrer dans les textes qui sont écrits dansd’autres langues latines et, ce faisant, faire l’expérience de… ce que… finalement, il ne comprennent pas, ou pas bien. En fait, contrairement à la confrontation à une langue-culture très éloignée, qui exige beaucoup de patience dans l’apprentissage avant de rendre possible la découverte de l’inattendu, l’entrée dans les langues proches permet – si j’ose dire, à moindre frais – de faire l’expérience interculturelle fondamentale de la différence et de la proximité. En apprenant les langues, en côtoyant leurs locuteurs surtout, on découvre des habitudes qu’on ignore, des comportements inattendus qui sont usuels chez d’autres peuples et qui rendent relatives nos évidences. C’est le point de départ du développement des compétences intercuturelles : capacité à identifier ses représentations, à les relativiser, à concevoir que d’autres représentations sont possibles, à juger de la valeur d’universalité – ou non – de certaines attitudes et de certains comportements.

Voilà un argument de poids pour encourager les petits européens à se jeter sans hésiter dans l’expérience de l’apprentissage d’une langue proche. « Une langue proche pour aller loin », brillante formule promotionnelle forgée par l’Institut Français d’Italie. Car là se trouve l’enjeu éducatif de l’apprentissage du français par les petits italiens – et il devrait en être de même de l’apprentissage de l’italien par les petits français : former aussi tôt que possible des citoyens européens, dont les aptitudes interculturelles les rendront capables de dialoguer ensuite avec le monde entier !

Olivier Massé
Palerme, Sicile, le samedi 16/09/2017